Le déclassement de la France
Author: Jean-Claude Muller, 穆卓Executive Editor at BtoBioInnovation jcm9144@gmail.com
SPECIAL REPORT 24.14
Le déclassement de la France
Dans une note récente nous évoquions que la notion de déclassement entre Français et Américains était très différente. Un citoyen américain de la classe moyenne peut effectivement ressentir un déclassement de ses moyens financiers lorsqu’il se compare à des sujets de la génération qui le précède, mais en aucun cas il n’a l’impression que les Etats-Unis ne sont plus une superpuissance qui domine le monde, même s’il constate que la Chine devient un concurrent sérieux dans certains domaines. Le constat est très différent pour un citoyen français pour qui le déclassement est à la fois un ressenti personnel accentué par une litanie de classements dans lesquels la France ne fait que reculer.
Le déclassement se perçoit de manière très différente d’un sujet à l’autre mais il s’articule toujours autour de données factuelles et objectives, de données hors de leur contexte et donc plus ou moins biaisées et de perceptions très personnelles. Un déclassement est la conséquence directe entre le recul d’un acteur et des progrès réalisés par des concurrents
En France, au minimum une fois par mois, nous sommes inondés de données, souvent exploitées ad nauseam par la sphère politique ou les médias, qui finissent par créer un climat de pessismisme qui n’a pas toujours lieu d’être.
Certes il y a les faits indiscutables. Depuis la crise financière de 2008, la croissance en moyenne en France est de 0,9% et les experts pronostiquent une croissance de 1,1% en 2024 et en 2025, mais oublient de mentionner que depuis 30 ans le ministère des Finances surestime consciemment la croissance du pays de 0,4%. A moyen terme la croissance française restera « médiocre » ce qui entrainera de fait que, si quelques millions de Français gagneront en pouvoir d’achat, d’autres millions vont en perdre. Entre 1974 et 2008 la croissance moyenne s’est maintenue un peu au-delà de 2%. A ce stade il est important de rappeler qu’à 1% de croissance il faut une vie entière (en réalité 70 ans) pour doubler son revenu. Dans les années fastes des « trente glorieuses » lorsque la croissance était de 5 à 7% un citoyen français voyait son revenu naturellement doubler en 10 ou 15 ans. Avec une croissance moyenne qui s’échelonnait entre 10 et 15%, la classe moyenne chinoise a vu son revenu de base quadrupler entre 2002 et 2019. Depuis 2008, la France est selon l’adage de Nicolas Baverez dans une période « d’années freineuses. »
Ce sont les revalorisations salariales qui permettent une augmentation du pouvoir d’achat. Si la croissance est molle ou faible, le seul levier qui permet néanmoins d’augmenter les salaires c’est le gain de productivité. Améliorer les perspectives de croissance et accroître la productivité sont indispensables pour espérer répondre au défi que constitue le vieillissement de la population française. Pour rappel il y a aujourd’hui en France 30 millions d’actifs pour 17 millions de retraités. A ce titre il est intéressant d’étudier les solutions préconisées par le Japon dont la population décroit depuis quelques années et dont le ratio personnes de plus de 65 ans est de 29,1%. « Le Japon a le plus haut pourcentage de personnes âgées au monde » a expliqué un membre du gouvernement japonais en évoquant les deux autres pays sur le podium, l'Italie (24,5%) et la Finlande (23,6%), très loin devant la France avec 19,6% .
Selon la grande majorité des experts économistes, la productivité en France stagne depuis 2008 et elle a nettement perdu en compétitivité envers ses voisins européens comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et tous les pays scandinaves. L’argument avancé est que si les charges sociales, le coût du service public et des prestations sociales (58% du PIB) sont élévés, elles sont surtout très avantageuses pour les Français : éducation et santé gratuite, 35h hebdomadaire, le taux de couverture du chômage élévé, l’âge de départ à la retraite plus tôt que dans les autres pays européens, le niveau des pensions ou plus précisément le taux de remplacement moyen qui est de 66%. Les Français sont sur le podium du classement des meilleures prestations sociales, ils les considèrent comme un acquis sans se préoccuper comment elles sont financées et encore moins comment elles le seront dans les années à venir. Et pourtant d’autres pays semblent avoir tout à la fois des comportements plus frugaux et plus responsables. Lorsque l’on compare la France à la Suisse on peut légitimement se demander si les dépenses publiques françaises sont allouées de manière optimale. Pour rappel, les salaires moyens pratiqués en Suisse sont entre deux et trois fois plus élévés qu’en France et pourtant le tableau suivant vaut d’être connu
Suisse versus France
Taux de pauvreté 3,8% versus 14,4%
Taux de chômage 4,1% versus 7,3%
Taux d’emplois industriels 20,2% versus 13,3%
Part industrielle dans le PIB 20% versus 9%
Salaire moyen 82 K€ versus 36 K€
Dépense publique 38% versus 58%
Dette publique 39% versus 113%
Les données macro-économiques concernant les Français sont elles aussi quelque peu surprenantes. Dans un rapport très étayé de Alliance Wealth du 24 septembre 2024 on peut lire que l’actif financier net par habitant français est de 72 380 € (le PIB par habitant de 38 775 € en 2022) ce qui le place en 16ème position mondiale derrière les Etats-Unis #1 (260 320 €) et la Suisse #2 (255 440 €) mais aussi derrière le Danemark, la Suède, les Pays Bas, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Italie, et l’Irlande mais devant l’Autriche, l’Allemagne et l’Espagne. Lorsque l’on intègre à cet actif net la valeur immobilière possédée, les Français repassent au 13ème rang mondial par habitant avec un actif moyen de 214 990 € derrière la Suisse #1 (577 910 €) et les Etats-Unis #2 (439 740 €), le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche, mais devant la Suède, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. On y trouve une spécificité très particulière : l’immobilier contribue très précisément pour deux tiers dans le patrimoine des Français.
Une autre donnée très mal connue, mais qui a son importance dans l’équilibre géopolitique mondial est celle des moyens mis à la disposition des forces militaires en présence. En 2023 la France était au 8ème rang dans le classement des dépenses militaires annuelles (53,5 milliards $) très loin derrière les Etats-Unis #1 (876,9 milliards $), la Chine #2 (292 milliards $) la Russie #3 (86,4 milliards $) mais également derrière l’Inde #4 (81,4 milliards$), l’Arabie Saoudite #5 (75 milliards $, + 16% en 2023), le Royaume-Uni #6 (68,5 milliards $) et depuis 2023 derrière l’Allemagne #7 (55,8 milliards $). En 2023, la dépense militaire en Ukraine s’est élévée à 44 milliards $.
Ce genre de données lorsqu’elles sont sorties de leur contexte alimentent évidemment la notion de déclassement et de recul de la puissance économique, industrielle, politique, militaire, diplomatique et culturelle de la France, surtout lorsqu’elles sont comparées à des pays au passé moins prestigieux tels que le Danemark, le Canada, Singapour, la Suède, les Pays-Bas, la Suisse et la Belgique.
Par rapport à nombreux de ses concurrents la France souffre de trois maux majeurs :
- Une croissance moyenne atone de l’ordre de 1% depuis deux décennies dont une partie s’explique par une contribution de la production industrielle inférieure à celle de nos voisins européens.
- Un manque crucial d’investissements privés et public dans l’innovation (avec un bémol pour ceux dans l’IA où la France est considérée comme un leader grâce à la formation de ses ingénieurs, mais pas pour l’installation de « méga data centers ») et comme corrolaire une productivité de moins en moins concurrentielle.
- Une dette abysalle : 3 250 milliards € soit 117% du PIB. C’est 15,2 points au dessus de son niveau d’avant la crise Covid19, contre 3,7 points en Allemagne, 4,7 en Italie et 5,9 en Espagne. Quatre pays de l’EU27 ont à la fois un déficit de moins de 3% et une dette inférieure à 80% de leur PIB : l’Allemagne, les Pays Baltes, l’Autriche et la Finlande. « C’est la profusion des dépenses de l’Etat et ses emprunts qui appauvrissent le pays » écrivait l’économiste britannique David Ricardo en 1817.
A ce panel de données chiffrées peu contestables et évidemment non exhaustives il est important de rajouter des éléments beaucoup plus subjectifs qui néanmoins contribuent pour beaucoup dans la notion de déclassement.
- Celui de la très nette impression que les "baby boomers » ont eu une vie plus facile que la génération active actuelle et que de sucroit ils bénéficient d’une retraite généreuse. Il serait vain de décrire ici la contribution de cette génération à la croissance du pays sauf à rappeler que leurs prélèvements obligatoires sont passés de 30% du PIB en 1960 à 44% en 2010. Jean-Marc Daniel, Professeur émérite à l’ESCP Business School à Paris et lui-même baby boomer, cite dans un article publié dans Les Echos « Soulignons d’ailleurs, que cet effort a été demandé [aux baby boomers] en faveur des générations suivantes. C’est ainsi que grâce à la croissance issue du travail de cette génération, on a pu créer le RSA qui est l’équivalent en pouvoir d’achat de ce que gagnait le smicard de 1970, celui-ci travaillait 40 heures hebdomadaire et ne bénéficiait que de quatre semaines de congés payés par an. »
- Celui plus récent d’un manque de stabilité politique au niveau français et occidental avec une perte de souveraineté sur des décisions qui relevaient uniquement de l’Etat auparavant. Il est effectivement difficile de comprendre et surtout d’admettre qu’il faut parfois savoir partager une partie de sa souverainété pour conserver son indépendance : celle de la défense du pays et de l’Europe est devenue d’une criante actualité depuis 2022 pour tous les Français.
- Celui de la mondialisation et de repères solides qui ont crée deux catégories de citoyens comme les qualifie David Goodhart : les gens de partout et les gens de quelque part. Les gens de partout ont bénéficié à plein de la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ils sont bien dotés en capital culturel et disposent d’identités portables. Ils sont à l’aise partout, très mobiles et de plain-pied avec toutes les nouveautés. Ils valorisent l’autonomie individuelle, l’expression de soi, l’émancipation, la réussite. Ce sont les gagnants de la mondialisation
- Les membres du peuple de quelque part (les Gilets Jaunes en France) sont plus enracinés. Ils sont assignés à une identité prescrite et à un lieu précis. Ils ont le sentiment que le changement ne cesse de les marginaliser, qu’il menace la stabilité de leur environnement social. Ils sont exaspérés qu’on leur ait présenté la mondialisation et l’immigration de masse comme des phénomènes naturels, alors qu’ils estiment que ce furent des choix politiques, effectués par des politiques et des responsables économiques appartenant aux gens de partout. Les gens de quelque part éprouvent une très grande frustration : le sentiment d’avoir été exclus de la parole publique, marginalisés, alors qu’ils sont majoritaires ; d’avoir été accusés de xénophobie et d’arriération, alors qu’ils réclament simplement que le rythme du changement soit ralenti. Le sentiment fort de déclassement des uns et l’aisance financière des autres est une source de conflit ouvert latent. En France on a tendance à assimiler les gens de partout aux « riches ».
- Celui de nouveaux éléments d’incertitude qui sont difficiles à appréhender : le changement climatique, le vieillissement de la population, l’immigration souvent associée à une islamisation plus ou moins radicale de la population rendue d’autant plus visible par les signes extérieurs ostentatoires, la transformation digitale, l’irruption de l’intelligence artificielle, le regain du chômage, les tensions entre les Etats-Unis et la Chine, la guerre en Ukraine, le conflit du Moyen Orient. « Nous vivons dans un monde fragmenté, où la confiance est désormais absente et la sécurité nationale est devenue une préoccupation majeure des Etats » a déclaré Kristalina Georgieva, la directrice générale du FMI.
- Celui inhérent aux nouveaux risques qui envahissent la vie des citoyens et que la majorité d’entre eux ne savent ni appréhender ni gérer. Celui de l’insécurité arrivant en tout premier.
- Celui qui déclenche la peur de l’avenir et l’angoisse du futur qui se mesure en partie par la baisse de la natalité.
- Enfin celui diffus mais très impactant des réseaux sociaux qui permettent à qui que ce soit (individu, association, petit collectif, organisation, institution, pays) de se mettre en avant, à des individus de se comparer entre eux de manière beaucoup plus aisée que par le passé, de voir ce que l’autre possède et que l’on ne possède pas. De croire que ce que l’on lit ou entend sur les réseaux sociaux correspond à une réalité (fake news). Tout cela crée de la frustration et influence fortement la perception que l’on est moins bien traité que l’autre.
Et puis pour finir il est bon de rappler la loi dite de Brandolini ou principe d’asymétrie des baratins qui s’énonce simplement de la manière suivante : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. »
Paris, October 30, 2024.
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